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16 avril 2025

[Bellérophon, la Chimère et l’art de la concertation]

Dans la mythologie grecque, Bellérophon se voit confier une mission impossible : vaincre la Chimère, créature terrifiante, cracheuse de feu, dotée d’un corps hybride – lion, chèvre et serpent – que nul n’a jamais affrontée sans périr. Mais Bellérophon n’est pas un simple guerrier. Il apprivoise Pégase, le cheval ailé, prend de la hauteur, observe, comprend. Et c’est par la ruse, non par la force, qu’il parvient à neutraliser le monstre.

Cette histoire ancienne résonne de façon étonnamment contemporaine pour nous, praticiens de la concertation publique.

Car nous aussi, nous faisons face à des Chimères.

Elles ne crachent pas du feu, mais elles brûlent. Ce sont les tensions profondes des territoires, les colères accumulées, les mémoires blessées. Ce sont ces projets qui peinent à s’ancrer, ces politiques publiques qui suscitent de la méfiance, ces démarches participatives vécues comme des simulacres. La Chimère, c’est tout cela à la fois : un mélange d’inquiétudes, de défiances, de complexités entremêlées. Souvent difficile à nommer, encore plus à affronter.

Et comme Bellérophon, le praticien est souvent envoyé au front. On attend de lui – ou d’elle – qu’il apaise, qu’il “fasse passer”, qu’il rétablisse un dialogue parfois rompu… sans toujours disposer du temps, des moyens, ou des conditions pour bien faire. Il n’est ni juge, ni messager, ni arbitre. Il évolue entre les mondes : entre institutions et habitants, experts et vécus, décision et co-construction.

Alors, il doit – comme Bellérophon – prendre de la hauteur. Non pas pour fuir le terrain, mais pour mieux en lire les lignes de tension. Il doit écouter entre les mots, entendre ce qui ne se dit pas, accueillir ce qui résiste – non pour le faire taire, mais pour le traduire. Il doit accepter la conflictualité comme matière de travail, non comme échec du dialogue.

Mais le mythe nous enseigne aussi une autre leçon : grisé par sa victoire, Bellérophon tenta de s’élever jusqu’à l’Olympe. Les dieux le précipitèrent au sol. C’est là le danger de notre métier : croire qu’on “maîtrise” la concertation parce qu’on en connaît les méthodes. Croire que les outils, les procédures, les séquences suffisent. Oublier l’humilité, le doute, le temps long.

La concertation n’est pas un mode d’emploi. C’est un chemin. Un art de la relation. Un espace de fragilité partagée entre ceux qui décident et ceux qui vivent les décisions. Elle exige une posture singulière : à la fois ferme et souple, engagée mais neutre, méthodique mais humaine.

Bellérophon, dans cette lecture, n’est pas un héros triomphant. Il est le praticien qui doute, qui observe, qui avance sans certitude, mais avec courage. Il sait que la Chimère ne sera peut-être jamais vaincue – car elle incarne aussi la vitalité démocratique, la légitimité des visions en tension. Mais il sait aussi qu’on peut l’approcher, la comprendre, et parfois, la faire baisser d’un ton.

C’est peut-être cela, notre rôle aujourd’hui : ne pas dompter les conflits, mais leur offrir un cadre. Faire circuler la parole, faire dialoguer les imaginaires, et construire des décisions à hauteur d’humain.

« L’essentiel est sans cesse menacé par l’insignifiant. » — René Char

David HEINRY, Président de Demopolis Concertation